2003

JARDIN ABANDONNE



- Je vous le dis, il est au fond du trou, et il n'est pas près d'en sortir !
- Il le sait, c'est pour ça qu'il est dangereux…
- Qu'est-ce que tu veux qu'il fasse dans son trou, justement ? Certes, il a un pouvoir d'expression, mais il ne sait pas s'en servir. Il attend que les gens viennent à lui… Tu parles ! Il peut attendre encore longtemps : les gens en n'ont rien à foutre de lui !
- Il est trop caractériel, il ne sait pas se mettre se mettre en valeur…
Et puis :
- C'est facile quand on est en « bas », de taper sur ceux d'en « haut ». J'appelle cela de la démagogie ! Il sait qu'il ne risque pas grand chose.
- Tu plaisantes ! Il risque quelques désagréments, quand même !
- Quoi ?
- Ben ! de se retrouver dans la merde, pardi ! Il est grillé de partout, maintenant.
- Bah ! on n'est plus au temps des rois ! … De toute manière, il n'a que lui, à s'occuper. Il peut s'en aller voir ailleurs. Au pire, il restera au RMI !
- S'il reste ici, c'est ce qui l'attend…
Sur ces entrefaites, la cloche sonna, la « récré » était finie. Les enseignants se dirigèrent vers leurs classes respectives, certains, certaines, avec lassitude, déjà, en ce milieu de matinée ; ce qui avait rendu l'intermède d'autant plus plaisant ! Ils avaient disserté sur le cas d'un « pauvre type » qui abandonnait son poste en Contrat-Emploi-Solidarité, aux services de la mairie, à côté. Evidemment, ce comportement était inhabituel, voire inexcusable ! Allez donc essayer de rendre service aux gens, pour qu'ils vous remerciassent de la sorte, et c'est tout juste, s'ils ne vous traitaient pas d'exploiteur !

Le même jour, à l'autre bout de la ville, un groupe d'employés municipaux commentaient le même événement qui bousculait la routine : un des leurs - si on voulait bien le considérer ainsi - qui plaquait son boulot. Ils s'étaient réunis dans un bistrot. Le démissionnaire était un de ces crève-la-faim, employé vacataire, avec un de ces contrats bidon qui favorisait le dumping social, et dire que certains faisaient de grandes études pour obtenir cela ! Imaginez l'incongruité : non seulement cet employé non statutaire, se permettait de quitter son emploi du jour au lendemain, alors qu'on faisait la queue pour bosser, ne serait-ce que pour obtenir ce genre d'emploi au rabais ; mais en plus il critiquait l'ambiance et les méthodes de travail, et les chefs… Allez donc ! Si tout le monde se mettait à l'imiter, où allait-on ? Vers quelle chienlit ? Pourtant au début, il s'était fait remarquer pour autre chose, le client. Ce Herbert, surnommé « l'Indien », était plutôt du genre fermé. Il parlait la plupart du temps, entre ses dents, répondait par monosyllabes, et semblait snober son monde. A la sortie du boulot, jamais il ne s'arrêtait boire un canon avec les collègues. Il semblait ne s'intéresser à personne, et à rien, en dehors du travail. Il avait beau jeu de jouer les durs : il n'avait pas de famille à charge, lui, et n'était même pas marié. Bref ! C'était un drôle de paroissien ! Derrière les vitres opalines de buée et de crasse, entre lampées et ricanements, une évidence fatidique s'imposait :
- Je vous le dis, c'est un détraqué, ce gars-là !
- Moi, je dirais plutôt que c'est un pédé qui s'en va avant d'être découvert !
- Ha ! Ha ! Ha !
- Dans tous les cas, un drôle de con !
Et les « hommes » se congratulèrent, choquant leurs verres qui brillaient de feux multicolores…

Herbert, tant qu'on dit, tant qu'on pense, il s'appelait Goupil, de son nom de famille. Les braves gens, aux vues perçantes ici, trouvaient qu'il portait mal son nom… Depuis sa démission, et même avant, le gars Herbert était épié, à commencer par ses voisins d'en face. Aussi, lorsqu'il parut à sa porte, l'air hésitant, pour finalement se lancer dans le crachin du jour, se trouvait-il assez de monde pour observer ses faits et gestes. Il remonta la ruelle, parsemée de touches fleuries, en dodelinant son parapluie. Une troisième commère égrenait son chapelet avec les voisins d'en face : un couple chenu qui passait sa vie, à passer celle des autres en revue. Ils avaient déjà beaucoup parlé, ils parleraient encore ; décidément, ce gars-là ne leur revenait pas !
Tiens ! On dirait qu'il allonge la promenade, cette fois. Il n'a pas peur de se tremper la gueule !
- Il n'a que ça à faire maintenant, de toute manière !
Herbert s'arrêta un instant devant une maisonnette, dont les rebords s'ornaient de jardinières, et le seuil, de roses trémières :
- Et il aime les fleurs, cet indien. Il a donc un cœur sous son air d'ours mal léché…
- Faut croire ! C'est pas ça qui le rend plus fréquentable ! Si t'as le malheur de lui dire un mot de travers, il t'en veut pour toute la vie.
- Il paraît qu'il n'est pas con, quand même ! Il est diplômé de l'université, je crois.
- Ouais, c'est pas ça qui lui sert à grand chose. Il n'est bon qu'à faire l'intéressant…

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