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LES PIERRES DES COLLINES
C'est au hasard des randonnées parmi les pins, le thym et la garrigue, que me vint l'idée de raconter l'histoire de ces pierres que j'ai tellement foulées. Tantôt, sous la chaleur brûlante de l'été, renvoyée par les pierres blanches des Calanques. Tantôt, en admirant le lent et doux ruissellement des pluies d'automne sur quelques pierres ocre. Tantôt, encore, glissant au risque de me fouler une cheville sur les pierres grises, gelées en plein hiver par le Mistral dans les Alpilles ou le Luberon. Toutes ces pierres foulées aux pieds, sont non seulement belles à voir, mais elles « parlent ». Ainsi, voici l'histoire des pierres, de nos pierres. Car ces pierres, ce sont celles de nos collines provençales.
Tout a commencé alors qu'enfant, j'habitais à Marseille, rue d'Aix. J'allais à l'école communale des Présentines à la Place d'Aix, juste une petite dizaine d'années seulement après la dernière guerre de 39-45. C'était le temps ou l'Alcazar faisait salle comble à chaque revue et représentation, et où j'allais voir les opérettes d'Alibert et de Vincent Scotto qui passaient obligatoirement devant la « censure » du public marseillais avant de « monter » à Paris. Déjà les fausses pierres en carton-pâte des décors des « Gangsters du Château d'If » m'avaient fortement intrigué. Il n'y avait alors à Marseille, aucune place assez spacieuse pour accueillir les cirques et les manifestations de plein air. Le seul emplacement était un terre-plein non éclairé le soir situé entre le Cours Belsunce, la Poste Colbert, la Canebière et le Palais de la Bourse. On y venait le 12 ou le 13 juillet admirer le feu d'artifice donné par les Tissus Chaillot, avant celui de Monsieur le Maire. J'avais été étonné, à chacune de mes visites avec mes parents, pour voir un spectacle en plein air, de constater que les rares voitures qui venaient stationner sur cet espace se garaient contre d'énormes bordures de trottoir qui sortaient à peine du sol. « Pourquoi des trottoirs ici, me disais-je toujours, alors que le sol est en terre battue et qu'il n'y a pas de route ? ». À peine âgé de cinq ou six ans, je suis longtemps resté sans réponse. Plus tard, adolescent, j'habitais alors à Carry-le-Rouet. C'était un petit village situé à 25 Km de Marseille sur la Côte Bleue. Le grand acteur Fernandel (le père, Fernand « le fils d'Elle »…) y demeurait presque toute l'année, et souvent allait à la pêche à bord de sa « Bête », une barque marseillaise. Lorsqu'il sortait en mer sur son bateau, il n'omettait jamais d'arborer un magnifique drapeau bleu, blanc et rouge qui flottait bien haut. Officiellement, il ne souhaitait pas qu'on le reconnût, mais officieusement, c'était un moyen imparable de le faire…. Et puis, à cette époque, qui n'est pourtant pas si lointaine, chaque propriétaire de bateau était fier d'être Provençal et Français.
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J'aimais me promener à vélo et surtout à pied sur la côte. A cette époque, j'arpentais les « Chemins des Douanes », sautant de rocher en rocher, de Méjean jusqu'à Carro. J'avais alors commencé mes « prospections » au-dessus de la Plage du Rouet, sur le Cap de la Vierge situé face à Marseille et qui est un très ancien oppidum… Légèrement à côté de la Plage du Rouet et en - dessous de cet oppidum, là où se trouvent maintenant les immeubles « Les Terrasses », je m'étais mis à fouiner dans des grottes où les Hommes du Néolithique avaient laissé des empreintes et des silex…
Lors de mes promenades, j'avais trouvé à plusieurs endroits des vestiges de sentiers relativement larges et terrassés, qui avaient dû être très bien entretenus dans le passé, creusés dans les rochers par endroits et dont seules quelques portions subsistaient çà et là... Toutefois, l'intrigue était telle, que je décidais d'arpenter un à un ces « morceaux » de route, au départ de chacun. J'arrivais ainsi à une sorte d'éperon, dominant la mer de quelques dizaines de mètres, formant un cap, et sur lequel se trouvait tout un amoncellement de pierres avec un enchevêtrement de vieux fils de fer barbelés, souvenirs de la dernière guerre. Après plusieurs visites, je compris que ces pierres, n'avaient pas été posées là par hasard, et que les murets ne dataient pas de la même année que les blockhaus proches, mais qu'en fait, elles n'étaient autres que des restes d'habitations extrêmement anciens. J'ai su par la suite que ces vestiges dataient du Néolithique. Il m'est arrivé, à plusieurs reprises, d'y faire venir des groupes de parents et d'enfants pour leur montrer ma découverte et ramasser quelques morceaux de poteries. Je découvris aussi, sous le niveau de la mer, des sortes de très vieilles carrières où les blocs de pierre semblaient avoir étés découpés sous l'eau. Plus loin, comme des restes de remparts taillés à même la roche, et un peu plus loin encore, cette fameuse « route » entaillée de rigoles qui s'entrecoupaient, ressemblant à des rails de chemins de fer, avec leurs aiguillages, mais à 15 ou 20 cm de profondeur. Une nouvelle fois, je me posais des questions sans pouvoir y répondre. Sans doute était-ce un ancien village de pêcheurs ? Mais pourquoi taillaient-ils des pierres sous l'eau ? Ce n'est que beaucoup plus tard, alors qu'à Marseille se construisaient les Tours du Centre Bourse, en face du Cours Belsunce, que je compris : Les fameuses bordures de trottoirs sur lesquelles je sautais, gamin, n'étaient que les hauts des murs d'enceinte de notre cité phocéenne, la Massalia antique des premiers Grecs. Le terre-plein fut longtemps demeuré terrain vague au cœur de Marseille. Qui pouvait se douter que de telles merveilles étaient enfouies à cet endroit et qu'un enfant, il y a des années, pouvait s'en amuser ? Aujourd'hui les vestiges sont visibles de tous. Les hauts des murs roses trônent fièrement au milieu des cyprès. C'est ainsi que je fis la relation entre ces blocs de pierres, les morceaux de routes et le vieux village vers Carro. J'avais enfin une réponse à mes deux questions. La pierre rose de la Couronne et de Carro était amenée par route sur de lourds chars qui creusaient de leurs roues le rocher, puis conduite vers les quelques plages des environs, où, par bateaux, elle atteignait Marseille, pardon Massalia. Le niveau de l'eau avait monté depuis plus de 2000 ans et la carrière « sous l'eau » s'expliquait ainsi. Le Mur de Crinas et les remparts de la cité phocéenne furent construits avec cette pierre rose. En complément, une carrière fut ouverte plus tard par les Massaliotes près du Quartier de Saint-Victor, mais la pierre en était grise. Des Temples dédiés à Apollon et Artémis d'Ephèse furent érigés sur la butte Saint-Laurent et la butte de l'Hôtel-Dieu. Et plus tard, avant même que je fisse partie des membres du Club Alpin Français, j'étais encore fort intéressé par ces pierres, et par ma ville, qui ne ressemblait pas à ce qu'elle est devenue maintenant. La pierre rose fut employée aussi vers 410 - 415 par Honorat qui l'utilisa pour son monastère de Lérins, et par Jean Cassien pour l'Abbaye de Saint-Victor. Il en est de même pour l'arcade, seul vestige de mon école des Présentines, Place d'Aix, qui était à l'origine un couvent, puis une prison pour femmes sous la Révolution française. Ce bâtiment était construit contre un aqueduc qui apportait l'eau à Marseille au Moyen - Age. Cette unique arcade est encore visible, noire, car non restaurée, près de la façade du Conseil Régional… En 848, Marseille fut pillée et une enceinte fortifiée construite avec cette même pierre prit jour grâce à Babon, sur la butte Saint-Laurent. Cette pierre rose servit également en 1423 pour la reconstruction de la Tour Maubert qui devint la Tour Saint Jean. C'est sous Louis XIV que fut édifié le Fort Saint Nicolas, que fut transformé et aménagé le Fort Saint Jean, que fut bâti l'Hôtel de Ville, sans oublier les Arsenaux des Galères toujours avec la même pierre.
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Si en revanche, on observe le Palais de la Bourse, on constate que la pierre n'est pas rose, mais jaune. C'est de la pierre de Fontvieille. Le Bon Roi René la préféra, ainsi que la Grisette de Beaucaire, à celle des Baux pour son château à Tarascon… Pierre Puget, aimait travailler une pierre jaune, beaucoup plus fine que celle de Fontvielle. Son ancienne maison de campagne où se tient actuellement le lycée Saint Thomas d'Aquin à la rue Dieudé à Marseille, lui a sans doute inspiré les Cariatides, hélas à l'abandon, à l'angle de la rue Nationale et du Cours Belsunce. Les statues surmontant la porte d'entrée sont aujourd'hui malheureusement en proie aux noirceurs des échappements des voitures. La pierre grise, extraite près des Baux, servit à construire le Pont du Vallon des Auffes en 1863. Elle orne également les façades de l'Hôtel de Direction de la Compagnie des Docks à la Joliette, témoignage de la volonté de Napoléon III, de faire de Marseille « le pivot de la Méditerranée ». Mais le plus beau fleuron du Second Empire est sans nul doute la Préfecture, construite avec des pierres jaunes, différentes de celles du Palais de la Bourse, par la finesse du grain et par la nuance, car en Provence, il n'y a pas « une » pierre jaune, mais « des » pierres jaunes. Toutes différentes, plus ou moins teintées, aux grains plus ou moins fins, aux « odeurs » plus ou moins suaves, et également plus ou moins « douces » à la paume de la main lors des « caresses ». Napoléon III surnommé « le bâtisseur » ne s'arrêta pas là, et ses ingénieurs utilisèrent largement cette belle pierre jaune pour les immeubles du Boulevard Baille, du Cours Lieutaud, de la rue de la République, ex-rue Impériale. Les deux pierres grises et jaunes se retrouvent aussi dans les constructions de la Bibliothèque, du Palais du Pharo, du Palais de Justice, du palais Longchamp, et bien sûr pour une partie de l'édification de Notre Dame de la Garde. Van Gogh a sans doute, lui aussi, été ébloui et inspiré par cette belle pierre jaune de Provence lorsqu'il a peint sa « Petite Maison jaune » en Arles, en mai 1888. L'odeur du vent qui souffle sur les pinèdes donne à cette pierre un pur parfum d'élixir. DAUDET s'est rendu compte de tout cela et ce ne sont ni le Révérend Père Gaucher ni monsieur SEGUIN depuis le fenestron de son moulin qui peuvent le contredire…
La plus jeune des pierres du Midi, et aussi la plus connue aujourd'hui, est sans nul doute, la pierre de Rognes. En regardant cette espèce de « molasse », jaune elle aussi, on peut distinguer entre les coquilles, des os de vertébrés marins, des dents de poissons, et même des plaques de carapaces de tortues… Aix a préféré cette pierre pour les façades de ses immeubles les plus « communs ». S'il s'agissait d'immeubles « cossus », voire d'hôtels particuliers, nos ancêtres utilisèrent la Calissanne, blanche et fine, près de l'Etang de Berre, où existe un autre village néolithique, ou bien encore la pierre de Bibémus, si soyeuse au regard. Outre la pierre blanche de Calissanne, ont été utilisées la pierre verte de Florence, et le marbre rouge de Vitrolles pour l'édification de la Cathédrale de Marseille. Les Romains, dans l'arrière-pays, extrayaient la pierre du côté de Castillon ou de Vers. Celle - ci, jaune également, servit à construire beaucoup de monuments et d'arcs de triomphe, ainsi que le célèbre Pont du Gard. D'où l'appellation : la pierre dite du « Pont du Gard ».
L'autre pierre très employée en Provence, c'est entre les touffes de lavandins et les oliviers qu'il faut aller la chercher. Elle fut, jusqu'à ces dernières années « la » pierre à bâtir par excellence. Il s'agit de la pierre du Lubéron. Docile à la taille mais très résistante, et puis aussi si douce à l'œil !!! On la trouve partout : sur le palais des papes à Avignon, sur la Fontaine de Grimaud. L'on y trouve l'ensemble des différents gris qui existent, parfois veinés de jaunes, de rouges. Si le Palais des Papes à Avignon, forteresse dont les fondations et les premiers murs datent du temps des Cathares, terminé au XIVème siècle demeure aujourd'hui encore intact, malgré les assauts qu'il connut, c'est en partie grâce à la robustesse de cette pierre. C'est en fin d'après -midi qu'il faut l'admirer, lorsque la lumière baisse et que l'ombre des Papes qui l'ont habité se noie dans l'espace minéral du Palais.
La pierre devient magique… Le poète disait : « La pierre du Lubéron a sa couleur qui se prend telle qu'elle est, là où elle est » pendant qu'un autre songeait : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »… Que dire de plus ? Que rajouter de plus au camaïeu gris-rose sur les murs et les toits de Lourmarin à la sobriété des tons jaunes et noirs cisterciens de l'Abbaye de Sénanque, à la chaleur des pierres grises des maisons de Bonnieux entre le vert profond des cèdres et le bleu perpétuel du ciel ou du gypse vert de Mazan sur fond de forêt de lavande mauve… Que dire de plus pour les murs d'un simple village ?
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