Dans le mille !


« Monsieur l'éditeur ,


Lisez cette lettre jusqu'au bout.
Le titre de mon livre était :
L'éditeur qui avait refusé mon manuscrit.
L'histoire se déroule à Paris, décor banal donc éculé, mais qui a son importance comme vous le verrez plus loin. En résumé, ça parle d'un type qui a tout plaqué, pour devenir écrivain. Son entourage s'est vite montré totalement hermétique à cette idée, lui conseillant de ne songer à écrire que quand il serait à la retraite. Mais, lui, l'écrivain, il ne voulait pas attendre la retraite pour s'adonner corps et âme à sa passion. Ce rêve d'enfance (parce que ça lui courait sur le haricot depuis qu'il était tout petit en plus), ce rêve d'enfance donc, il voulait le réaliser coûte que coûte, quoi qu'il arrive. Il s'était donné les moyens d'aller jusqu'au bout de cette idée qui avait fini par devenir fixe. Il a donc tout plaqué, pour écrire son livre. Il a pris le risque (que si peu de gens prennent finalement), de se réaliser quoi qu'il advienne, de se trouver à travers l'écriture ou un autre art, parce qu' en fait tous les hommes sont des artistes, il n'y a pas que les gens connus. Nous sommes tous des artistes en devenir (ça c'est ce que je crois au plus profond de mes tripes). Mais qui ose ? Qui ose franchement, dépasser la peur de la page blanche ? Se lever tôt le matin quand la France dort encore. Prendre le taureau de l'écriture par les cornes pour la corrida du siècle, qui pourrait même lui coûter la pauvreté, voire la mort. Qui ose ?
Certains, se sont brûlés les ailes, d'autres ont réussi avec beaucoup d'argent comme dit la chanson, mais lui l'autoédition ne l'a jamais tenté. Il avait son honneur.
…/…
Je m'emballe, du coup je ne sais plus où j'en étais. Ah oui, si !
J'écrivais qu'il était prêt à tout perdre pour gagner. Non pas de l'argent, ni la gloire, d'autant que l'argent et la gloire, il avait déjà connu, tout ça en long en large et en profondeur pour avoir été Président Directeur Général d'une succursale d'une grande marque de vêtement pas connue. Non, il ne voulait ni l'argent, ni la gloire. Ce qu'il voulait, c'était que son livre existe en chair et en os, disons plutôt en papier et en carton, ni plus, ni moins. Parce qu'on sait très bien vous, comme moi, que les écrivains ne vivent pas de leur plume (combien de fois on m'a dit ça, avec un de ces tons ! Avec un de ces mépris ! Enfin, passons !). Donc, personne ne vit de sa plume, à part peut-être quelques-uns dont certains (que je ne nommerai pas) qui ont eu la chance ou le piston (je finis par me le demander) d'être parmi les gens que vous éditez du reste et que donc, on ne manque pas de voir et revoir à la télé, les journaux, la radio. Grand bien leur fasse, je ne suis pas d'un naturel jaloux, c'est un constat, rien de plus. Mais parfois, je me dis que c'est un peu injuste. Surtout quand je pense à cette ancienne prostituée, qui a écrit son témoignage où elle parle de tous ses avortements, etc…Quoi qu'il en soit, (je reprends le fil), l'écrivain se met à écrire, doucement d'abord, de temps en temps, puis plus souvent, frénétiquement, compulsivement, héroïquement, allant parfois jusqu'à ne plus dormir qu'une heure ou deux par jour (vu que je travaille la nuit). A la longue, vu qu'il n'y a pas d'aides pour ces gens-là, dans les ministères, les institutions en tout genre, puisque la plupart des gens (des artistes refoulés, donc, si on suit la logique) pensent que les artistes font partie de la race des improductifs, des rêveurs, des oisifs.
Bon, voilà, alors la suite. L'écrivain écrit, écrit, il écrit l'écrivain, puis un jour, il arrive au bout de ses économies, alors il devient pauvre. Mais écrire c'est sa vie, et il ne s'imagine pas retourner au train-train, à la routine, métro boulot sans dodo, alors il écrit jour et nuit sans s'arrêter. Il se dit que ce qu'il écrit, c'est bien, et qu'un jour il verra son livre dans toutes les librairies de France et de Navarre et plus loin. Une œuvre internationale, voilà, c'est ça…
Donc, il finit son roman.
Et, son roman terminé, il envoie le manuscrit à des tas d'éditeurs. Neuf cent quatre-vingt-dix neuf en tout.
Puis il attend.
Des jours, des semaines, des mois, des années. Rien, rien que des lettres négatives, toutes les mêmes, du genre :
"Monsieur,
Nous avons lu votre manuscrit, qui n'a malheureusement pas retenu notre attention ; en effet, il ne correspond pas à notre ligne éditoriale. Nous avons donc le regret de vous annoncer que nous ne pouvons pas le publier ".
Et bla-bla-bla, et bla-bla-bla ! "Salutations distinguées, nos sentiments les meilleurs".
L'écrivain, au début, il se dit "c'est pas grave, continue, ça finira par payer. Il y a bien un éditeur dans la masse, qui aimera tes idées et ton style. Le jeu en vaut la chandelle et in cha' Allah !"
Ça, c'est l'introduction.
Donc, il envoie son manuscrit et alors, au neuf cent quatre-vingt-dixième refus, l'écrivain, il désespère, ne mange plus, ne dort plus. Il se met à boire comme jamais. Il finit par devenir fou. Alors, sa femme le plaque, sa famille le renie, ses amis le fuient. Et puis, n'ayant plus rien à perdre, il décide un beau matin, que tout ce cinéma a assez duré, et il projette de menacer le prochain éditeur qui se risquerait à refuser son manuscrit. "Je vous aurai prévenu", c'est le sous-titre du livre.
Après, on rentre dans le cœur de l'action.
D'abord, tous les soirs, il attend l'éditeur à la sortie de son bureau pour l'épier, le suivre et connaître ses habitudes. Il sait que l'homme habite un splendide hôtel particulier avec jardin, dans une petite rue du sixième arrondissement. Il sait qu'il roule en limousine avec chauffeur et qu'il lit le Figaro avant d'arriver. Il sait que tous les mercredis, l'éditeur prend un tartare sans oignons (à cause de l'allergie) à l'Espérance. Il sait qu'il s'est remarié et qu'il a trois enfants avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Il sait où est l'école des enfants, il connaît même le nom de la jeune fille (Olga) qui s'occupe de Valentin, le petit dernier.
Il sait que le dimanche, toute la gentille petite famille part prendre l'air à la campagne, à exactement cent quarante-six kilomètres de Paris.
Bref, il connaît presque tout de l'éditeur. Il a même fini par s'attacher un peu à lui, et surtout au petit Valentin, si mignon, si fragile, le petit Valentin.
Le fils à son papa.
Un jour, il décide de passer à l'acte. Il va au parc où Olga emmène Valentin tous les matins. Quand Olga a le dos tourné, il kidnappe Valentin pour l'emmener très loin. Aucun espoir de le retrouver. Arrivé là-bas. Il attache le petit à un arbre, dans une forêt où personne ne vient jamais. Avant, il a bien pris soin de lui bander les yeux et de lui bourrer la bouche de papier-toilettes. Puis, il reprend sa voiture sans se retourner et il rentre à Paris. Après, l'écrivain rentre chez lui, se sert un verre, puis deux, puis trois. se suicide en mangeant son manuscrit.
Mille pages ne se digèrent pas comme ça... Le soir venu, tout le monde s'affole, tout le monde cherche l'enfant. L'enquête n'aboutira pas. Et pourtant l'éditeur va espérer, un jour, une semaine, un mois, des mois…
J'ai écrit ce livre pour prendre la défense des écrivains qui ne sont pas aidés et qui se battent pour exister. Les éditeurs sont injustes et irrespectueux du travail des auteurs qui les font vivre.
Vous avez lu mon livre, n'est-ce pas monsieur l'éditeur ? Si c'est le cas, alors, vous étiez prévenu.
Vous étiez le millième, Monsieur l'éditeur.
Je vous remercie de votre compréhension et acceptez mes salutations distinguées.


Raymond Tristesort »

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© Miriam Naïli-Dupont, septembre 2005

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