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La SSII : vision hyperbolique du néo-capitalisme
Le modèle de la SSII, encore marginal, voire inexistant, il y a quelques années, a tendance à se généraliser, en particulier depuis l'avènement de la « bulle internet ». Pour les non-initiés, SSII signifie « Société de service et d'ingénierie informatique ». Son activité est simple : accompagner des clients sur des projets informatiques ; les salariés de ces structures étant envoyés en clientèle, pour y assurer des missions de mise en place, de suivi et de maintenance de systèmes d'information.
L'objet du présent article n'est pas de détailler les tâches diverses et variées du personnel de ce type d'entreprises, mais de démontrer que le modèle d'organisation qu'il contribue à faire émerger, et qui tend à se propager au niveau du tertiaire, à bon nombre de secteurs issus des nouvelles technologies, correspond point par point aux exigences d'un système néo-capitaliste, ainsi qu'à une vision ultra libérale de ce que doit être le salarié, sa mission ainsi que son rapport au travail.
Car le capitalisme, phénomène pourtant relativement récent, est déjà en train de changer de visage. En réalité, il ne cesse de muter, comme certain méchant virus, ce qui tend à compliquer toute tentative d'analyse étiologique et rend tout remède inopérant. Cette mutation est essentiellement liée à l'ampleur prise, au cours de cette dernière décennie, par l'informatique, par le développement des systèmes d'information à grande échelle et à prétention globale.
En effet, ces systèmes se proposent de prendre en charge la totalité de la gestion de l'entreprise, depuis le suivi des stocks et des articles, jusqu'à celle du personnel, de la formation professionnelle, et de la gestion prévisionnelle des carrières. Le tout, sur un modèle unique, prédéterminé et rigide. Et l'on assiste, là aussi, à l'uniformisation des tâches et, en particulier, de la perception de ce que doit être l'administration de la matière humaine. Décidé par des actionnaires avides de s'enrichir, en réalisant un maximum d'économies d'échelle (ces monstrueux systèmes d'information permettent de supprimer un nombre non négligeable d'emplois et de minimiser les risques d'erreurs associés au facteur humain qui, dès lors, se trouve systématiquement discrédité et suspecté), le Léviathan informatique est en route, nivelant sur un même plan toutes les données, matérielles et humaines. D'ailleurs, n'est-il pas révélateur de parler de « ressources humaines » ? Révélateur et inquiétant … L'humain est traité comme une autre ressource, comme une simple donnée financière, avec laquelle il n'y a pas de différence de nature. D'autant plus que les investissements nécessaires à créer ce type d'entreprise, sont minimalistes. Le gros de l'investissement se résume à de la masse salariale. Dès lors, il est logique d'espérer en tirer un maximum de profit. La rentabilité est reine. Et pour cela, tous les moyens sont bons.
Tout d'abord, et en particulier, dans les petites structures qui prônent leur soi-disant attachement à l'humain, dans un but non équivoque de dégager de plus en plus de chiffre d'affaire, on met en avant une forte identité collective, un certain nombre de « valeurs » destinées d'une part à faire croire aux plus naïfs que certaines facettes de la hiérarchie n'existent pas (depuis le plus petit consultant de base dit : « junior » jusqu'au PDG, chacun doit se retrouver dans cette communauté « éthique » ; c'est aussi pour cela que le tutoiement est de rigueur) et, d'autre part, à fédérer tout ce petit monde, de manière à contrôler le comportement et l'esprit de chacun. Ainsi motivés, les individus, douillettement installés dans le giron protecteur d'une superstructure économique et morale, n'en seront que plus soumis et productifs. Donc, rentables. Tout un attirail est déployé à la seule fin d'uniformiser les troupes. Par exemple, dans la SSII pour laquelle je travaille, nous sommes tenus d'assister une fois par mois à une réunion où l'on nous projette des « slides », où l'on nous détaille les grands axes de développement, la politique d'investissements futurs, les « prospects » (clients potentiels ayant déjà commencé à mordre à l'hameçon), les actions marketing et commerciales en cours. Après quoi, il est de bon ton de s'enivrer de conserve, en communiant dans le champagne et dans la vinasse ultra libérale qu'on nous sert sur un plateau d'argent aux scintillements trompeurs et brillants comme de beaux mirages fraternels. Et puis, il y a aussi nos ennemis : les autres SSII, plus puissantes, plus grosses, celles « qui-ne-sont-pas-comme-nous », moins humaines, celles qui utilisent des méthodes peu scrupuleuses et mercenaires (un peu comme nous, en fait, mais cela, il vaut mieux ne pas en parler). Il y en a une, en particulier, contre laquelle on s'acharne. Et, lorsque l'on parvient à embaucher l'un de ses consultants, lorsque vient la présentation des nouveaux venus, chacun y va de ses sifflets. Pêcher originel … « Mais ce n'est pas grave, on va te laver de tout ça, tu vas recevoir ici un nouveau Baptême, on va te blanchir comme on le ferait avec de l'argent sale et il n'y paraîtra plus ! » Exactement comme un esprit national se construit et affirme sa propre identité sur la haine d'une autre nation, ennemi juré et clairement désigné aux yeux de tous. Ah, fougueuse et insouciante jeunesse en quête de repères ! Le dernier slide annonce en caractères gras : « OVTLN », ce qui signifie « on va tous les niquer » ! Voilà, les choses sont dites, noir sur blanc ; le but est affiché sans ambiguïté, sauf que tout le monde est déjà tellement gris, voire, noire, qu'il est trop tard pour en faire grand cas. Il y a aussi, une fois par an, un séminaire de trois ou quatre jours à l'étranger. Et l'on se retrouve les uns sur les autres, à suivre bêtement le troupeau et les excursions obligatoires. Et puis, une autre fois, une demi-journée « sportive » ; l'an passé, c'était le paint-ball. Excellent pour l'esprit d'équipe et la culture d'entreprise qui ne vole déjà pas bien haut ! Chacun se tire dessus à qui mieux mieux, et à la fin, compte ses bleus devant un repas « high tech ». Nous sommes une bonne équipe de guerriers post-modernes, nous avons tout ce qu'il faut pour gagner ! Nous, les maîtres du monde, avec nos si belles têtes de vainqueurs !
Nous voici donc tous là réunis, heureux collaborer au développement de cette entreprise tellement attentive et bon-enfant, nageant en plein bonheur, débordants de reconnaissance pour notre employeur, si prévenant, si … mais oui ! N'ayons pas peur des mots … humain … Enfin, disons, humain, autant que peut l'être un loup affamé. Car la faim de s'enrichir est la plus tenace qui soit et s'avère absolument dénuée de pitié.
Cependant, lorsque l'on creuse un petit peu, on s'aperçoit bien vite que cette fameuse « culture » d'entreprise, plus soûlographique et hédoniste que profonde et morale, n'est que de surface et entre directement en contradiction avec l'individualisme qui affleure dans tous les procédés mis en œuvre au sein d'icelles !
Tout d'abord, le mode de recrutement : seulement des personnes à l'abord sympathique, jeune, décontracté, susceptibles de correspondre à ce bel esprit, sont retenues. Surtout, ne pas faire entrer le loup dans la bergerie ; il y est déjà ; ce sont les PDG. Pas besoin d'une légion de loups ! Seulement de gros mâles qui seront chargés de surveiller une horde d'agneaux qui leur mangent dans la main ! Pas question d'être un déviant, un révolutionnaire. Pas question non plus d'avoir des revendications d'ordre social ! Il faut non seulement accepter son sort, mais surtout, montrer jour après jour qu'on l'aime, ce sort, qu'il est ce que l'on a toujours désiré au plus profond de nous. Sinon, gare aux sanctions !
Lors de mon entretien annuel, au cours duquel on effectue le bilan de l'année écoulée, du travail accompli, des compétences acquises, afin de décider si oui ou non une augmentation est méritée, on m'a très clairement reproché d'être une sorte de révoltée rétive et insoumise. Mon travail a toujours été, certes, bien fait. Et pas un jour ne s'est écoulé, depuis mon arrivée, où je n'ai rapporté d'argent à mon employeur : les affaires marchent à plein rendement, je suis en clientèle depuis le jour de mon arrivée, ou peu s'en faut … Mais en revanche, au niveau du comportement, il y a des choses à revoir. D'abord, mon travail ne me plait pas et cela se voit trop. Ensuite, on me reproche d'avoir une passion : la littérature. Et j'ai la très mauvaise impression que cette passion est de trop, jugée déviante … Elle est antinomique avec la passion pour mon travail. Et pour cause, mon travail non seulement ne m'intéresse pas, mais encore, me dégoûte, pour tout ce qu'il représente, pour tout ce qu'il implique et pour tout ce magma capitaliste et destructeur d'emploi, de droit et de diversité qui va avec. Il y a même des jours où je me dégoûte moi-même … Seulement, voilà, je suis prise dans l'engrenage, je n'ai plus le choix, je dois travailler, tant il est vrai que la notion moderne de travail ne va pas sans l'actuel penchant pour la consommation, comme le faisait si justement remarquer Hannah Arendt. Et nous sommes tous plongés là dedans, que nous le voulions ou non !
La sanction est donc immédiate : point d'augmentation pour moi cette année ! Je dois montrer mon aptitude à rentrer dans les rangs et à réintégrer le bel esprit de la boîte … car je suis sur la sellette …
L'évaluation en elle-même, ne se base pas sur des critères objectifs. Elle se fonde sur le rapport nébuleux de mes diverses missions, établi par mon directeur de projet, qui me trouve trop « excentrique », négative et hostile à toute espèce d'autorité -surtout lorsque celle-ci est illégitime. Il s'agit de nous juger non pas sur un mode collectif et égalitaire (par exemple, en mettant en relation notre expérience, notre qualification et nos acquis, avec une grille des salaires transparente et objectivement établie - preuve en est : si l'on a le toupet de divulguer notre salaire auprès de nos collègues, nous nous faisons dûment rappeler à l'ordre par notre cher PDG, qui veille au grain et sanctionne la mauvaise graine), mais sur une série de données individuelles plus que floues, au point qu'il est difficile d'y répondre et de se justifier.
Dans ce système, coexistent donc le niveau individualiste, essentiel à la survie de la structure, car une trop grande solidarité risque de compromettre la cohésion du groupe, par le biais de revendications salariales ou liées aux conditions de travail, sur un mode syndicaliste -mode honni entre tous !- et le niveau collectif de la soi disant culture d'entreprise, un emporte-pièce bien commode, qui permet de juger de toutes les déviances, de sanctionner, de départager ce petit monde sur des critères simplistes et éminemment manichéens : les bons et les méchants ; ceux qui vont progresser et être augmentés et les autres. « Et puis surtout, surtout, souriez, vous êtes filmés, nulle de vos actions ne nous échappe, chers collaborateurs … Votre épanouissement personnel passe par un épanouissement au travail » : grossièreté fondamentale, insulte suprême, distillée par le MEDEF et entretenue tant par les grands patrons de groupes multinationaux que par les PDG de petites entreprises.
Le développement de ce néo-capitalisme inhumain se nourrit donc de cette coexistence entre individualisme et esprit collectif, qui fabrique à moindre coût la bonne conscience à œillères des salariés et l'accroissement spectaculaire des bénéfices des patrons. Toute tentative de passer entre les mailles du filet condamne ipso facto le contrevenant à des sanctions impitoyables.
Ce microcosme capitaliste est conçu à l'image et à la ressemblance de son divin père : la société en phase terminale de libéralisation sauvage : de moins en moins de droits, une soumission de plus en plus pénible et évidente aux données économiques et conjoncturelles, une rationalisation et une régulation des désirs de chacun, avec, pour tous un même bien-être prédéfini pour être plus aisément satisfait, au bout de la route …
© Amélie GLOIS, 2006
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